Au ballet des thématiques qui jalonnent les apéritifs de trentenaires, il est commun de croiser le sujet de la personnalité addictive. Ce qualificatif, parfois porté en étendard, accessoire gentiment subversif, témoigne aussi souvent et surtout d’une peur sincère, notamment à l’idée d’envisager une prise de psychédéliques.
Ce qualificatif appartient à la grande famille des expressions de comptoir, au même titre que le concept de “pervers narcissique”, que tout le monde emploie (notamment pour parler de ses exs ou des personnes qui n’ont pas eu le bon goût de nous aimer), sans vraiment savoir ce qu’elles veulent dire.
Alors Salve, existe t’il vraiment une personnalité addictive ?
Salve ayant la qualité plutôt rare de nos jours de parler des choses qu’elle connaît, nous ne sommes pas en mesure, au risque de vous décevoir, de vous offrir une revue exhaustive de la recherche en génétique en la matière.
Nous allons toutefois essayer de vous apporter un humble éclairage sur le sujet, en synthétisant les enseignements des recherches récentes qui se sont penchées sur le lien entre addiction et génétique.
La question que l’on essaye de résoudre ici est la suivante : nait on avec une propension particulière à devenir addict ? En caricaturant, peut on naitre avec une génétique qui nous condamne à sombrer dans l’addiction ?
Pour apporter une réponse à ces questions, les études s’appuient généralement sur l’analyse de familles ou de paires de jumeaux, dont au moins un membre souffre déjà d’addiction.
Ce que ces études nous montrent tout d’abord, c’est qu’il existe bel et bien un lien entre la présence d’un membre addict dans la famille, et la propension à développer soi même des addictions.
Dans le cas de l’alcoolisme, il a ainsi été démontré que le taux d’incidence basculait d’entre 2 et 5% pour la population générale à entre 10% et 50% pour la fratrie d’une personne souffrant d’alcoolisme.
Est ce toutefois le seul facteur qui conditionne le développement des addictions ? Quel part la génétique joue t’elle dans cette trajectoire de vie ?
Les études menées sur les jumeaux révèlent que la génétique ne saurait suffire à expliquer le développement d’une addiction, la part jouée par cette dernière dans la vulnérabilité à développer des addictions ne dépassant pas les 50%.
Comprendre : même si l’on hérite de gènes liés à des vulnérabilités, ceux-ci ne conditionnent que la moitié de la probabilité de devenir “addict”.
A vrai dire, il existe même des contre exemples très forts. Les personnes ayant côtoyé dans leur famille des addicts sont ainsi sur présentées parmi les profils dits “abstinents”, les personnes qui ne consommeront jamais une goutte d’alcool de leur vie. Un joli pied de nez à la génétique, et une statistique pleine de lumière comme on aimerait en lire plus souvent.
Les recherches ont également démontré qu’il n’existait pas un gène de l’addiction en soi. L’addiction repose au contraire sur une combinaison de modifications de plusieurs gènes (une modification dite “multi génique”), et n’implique de plus pas les mêmes gènes d’un sujet à l’autre. Il n’y a donc pas un seul et unique gène associé à la “personnalité addictive”, et ce d’autant plus qu’il est fréquent de rencontrer des personnes addictes qui ne présentent aucun des gènes identifiés comme des facteurs de vulnérabilité.
Aucun gène ne condamne donc un individu à l’addiction : il n’existe pas à proprement parler de “déterminisme génétique” sur ce point.
L’étude des gènes ne permet pas de différencier de façon certaine un addict d’une personne ne souffrant pas d’addiction. Comprendre : il n’existe pas de “génétique addictive” au sens où le patrimoine génétique avec lequel nous naissons ne suffit pas pour expliquer ou déclencher un comportement addictif.*
*Si cette partie vous a plu, il suffit de nous envoyer un mail pour disposer des sources, idéales pour vous occuper un soir d’hiver au coin du feu.
L’addiction a de plus ceci de particulier que l’exercice d’isolation des facteurs génétiques des biais sociaux y est particulièrement ardu. En effet, il n’est pas aisé d’isoler génétique et environnement lorsque l’on grandit dans un foyer de parents alcooliques.
Quelle est la part de responsabilité des gènes vs. l’environnement dans la chute dans l’alcoolisme d’un jeune adolescent qui grandit dans un foyer parental dysfonctionnel où les parents sont eux-mêmes accros ?
Quelle est l’influence de la génétique lorsque le premier antidote aux assiettes qui volent au-dessus des têtes est la bouteille cachée sous le lit des parents ?
Il n’est pas simple de démêler cette pelote de laine faite de facteurs sociaux aggravants, de génétique et de mimétisme sordide.
Mais s’il n’existe donc pas stricto sensus de “génétique addictive”, il reste toutefois à se demander comment, si l’on ne naît pas addict, on le devient.
Contre toute attente, il se pourrait qu’un éclairage très intéressant sur cette question nous ait été apporté par… des rats. Ou plus précisément par des rats dans une fête foraine.
(Non, je n’ai pas consommé de psychédéliques durant la rédaction de cette newsletter, vous pouvez continuer à lire, les informations sont fiables).
Mais, avant d’aller plus loin et de rendre visite à nos adorables mammifères à moustache, il parait essentiel de revenir quelques pas en arrière, en nous attachant en bons élèves que nous sommes à la définition des termes de notre sujet, en nous accordant sur une définition de l’addiction.
Tout d’abord, prenons garde à ne pas tomber dans les écueils des abus de langage classiques, tels que “je suis addict à l’équitation”, “au triathlon” ou encore “au café”.
Il faut savoir distinguer l’addiction de la passion, voire dans certains cas ne pas confondre une certaine forme de rigueur ou d’ambition (ce qui est plutôt positif) avec une addiction.
Comment définir donc, l’addiction ?
Salve a choisi de conserver la définition suivante : souffre d’addiction celui qui présente un comportement compulsif, fréquent et qui se fait au détriment de sa personne, de ses proches ou des choses qui comptent pour lui (qu’il s’agisse de biens, de valeurs, d’animaux, d’événements, de pratiques…).
Exemple : si vous apparaissez titubant.e au mariage de votre fille parce que vous n’avez pas pu vous empêcher de boire frénétiquement du champagne, vous rentrez dans le périmètre de l’addiction.
A l’opposé, si vous êtes un peu moins efficace sur vos mails en début de journée avant votre premier café et que vous n’avez pas détruit le bouton de la Nespresso parce que cette dernière ne fonctionnait pas, on ne peut pas franchement parler de comportement d’addict. J’irais d’ailleurs plus loin en précisant qu’il n’est à mon sens pas décent, voire franchement irrespectueux envers les personnes souffrant réellement d’addictions de qualifier votre ristretto du matin de “pratique addictive”.
Mais alors Salve, maintenant que nous nous sommes accordés sur une définition de l’addiction, peut on devenir accro ou “addict” à n’importe quoi ? S’il n’y a pas de “personnalité” ou de génétique addictive en tant que telle, certaines substances ne nous conditionnent-elles pas irrémédiablement à devenir addicts ?
Certaines substances sont évidemment plus addictives que d’autres. Il est en ce sens plus dangereux, et communément admis, de consommer de l’héroïne au petit déjeuner qu’une tartine de beurre.
Les substances ont en ce sens une capacité intrinsèque à générer de la dépendance qui varie, comme l’atteste la deuxième colonne du tableau ci-dessous qui classe les principales substances psychoactives par dangerosité.
On y retrouve sans surprise l'héroïne en tête (et plutôt tout en bas du classement les psychédéliques comme le LSD, mais ça vous le savez déjà car vous avez lu le premier épisode de Salve).
Pour autant, peut on affirmer que toute personne qui consommera un jour de l’héroïne sera nécessairement condamnée à devenir accro ? Qui n’a jamais entendu des phrases comme “un rail de coke et hop, tu tombes dedans : tu es addict à vie” ?
Et si cela n’était pas vrai ? Et si des rats nous démontraient précisément le contraire, battant en brèche de nombreuses conceptions populaires de l’addiction ?
Et si, à bien y réfléchir, tout ce que la culture populaire nous avait enseigné sur l’addiction était… faux !
C’est tout le propos du “rat park experiment”, une étude menée à la fin des années 1970 par le psychologue canadien Bruce Alexander (Université Simon Fraser).
Le psychologue commence par placer un rat seul dans une cage, avec deux biberons d’eau à disposition, dont l’un d’eux contient de l’héroïne. Comme l’on pouvait s’y attendre, le rat devient vite accro au mauvais biberon, se détourne complètement de l’eau et se met à siroter compulsivement la substance dangereuse. A l’issue d’une funeste chorégraphie, le rat s’effondre d’overdose, anéanti par le produit.
Rien d’étonnant jusque là, me direz vous (et cruel pour le rat).
Mais voilà que le Professeur Alexander introduit un nouvel élément dans la matrice.
Il fait évoluer la cage du rat pour en faire une sorte de “parc d'attractions” : il y ajoute des jeux multicolores, des tunnels.. Mais il y introduit aussi et surtout d’autres rats, pour s’émuler mutuellement, pour jouer, pour prendre soin les uns des autres…
Ou pour s’adonner à tous les plaisirs corporels et sexuels que le Kamasut-(rat) (désolé, elle était trop belle) autorise.
Contre toute attente, les rats ne prêtent dans ce contexte qu’une très faible attention au “biberon vicié”, ne consommant la drogue que par accident ou très épisodiquement. Surtout, aucun ne meurt d’overdose dans ce contexte…
Ce que cette expérience semble nous révéler, c’est que le problème de l’addiction réside moins dans la substance ou dans l’individu en soi, que dans l’environnement dans lequel ce dernier évolue.
Dans des conditions identiques d’accès aux drogues, un individu isolé, sans intégration sociale ou stimulis extérieurs a toutes les chances de devenir addict, quand la présence d’un cadre favorable annule quasiment le risque léthal.
Dans le cas de l’addiction, l’enfer n’est pas les autres, ils font au contraire partie de la solution.
L’antidote, c’est les autres, ou en tout cas le lien qui nous unit à eux.
Ceci renverse complètement l’angle d’attaque traditionnel de la lutte contre l’addiction, en déplaçant le problème de la lutte contre la substance en soi au travail sur l’environnement de la personne.
Et si le problème ne venait pas des substances en elles-mêmes, ou de nos supposées “personnalités addictives”, mais de nos propres “rat parks” ? En ayant peur de développer un comportement addictif, n'interrogeons-nous pas en creux les carences de notre propre environnement ?
Nos liens, nos passions, nos amitiés et nos divertissements sont ainsi autant de remparts au développement de pratiques addictives.
En caricaturant et en extrapolant, on pourrait se dire qu’une société qui placerait tous ses humains dans un “rat park” de qualité n’aurait pas ou très peu de problèmes d’addiction.
L’ennui, c’est que nos sociétés sont précisément en train de devenir des “anti parcs d’attractions”.
Pour ne lister que quelques faits qui font froid dans le dos :
L’essor de la maison individuelle, invention consumériste des Trente Glorieuses (et par ailleurs catastrophe multipolaire, puisqu’autant sociale qu’écologique), a stoppé la cohabitation des générations. Dans un même mouvement, le nombre de m2 par habitant n’a jamais été aussi élevé, quand le nombre d’amis proches déclaré par les Américains n’a jamais été aussi bas. Ainsi 66% d'entre eux estimaient avoir au moins trois amis proches en 2021, contre 82% en 1990.
La moitié des 18-25 ans n’a pas eu de relation sexuelle au cours des 12 derniers mois.
Enfin les réseaux sociaux n’ont jamais aussi mal porté leur nom, eux que l’on devrait plutôt renommer les réseaux “asociaux” : il faut dire qu’il reste peu de temps pour créer des liens réels dans un monde où plus de 7h quotidiennes peuvent fréquemment être consacrées à scroller un écran.
Autant de situations qui nous rendent assez peu optimistes quant à la capacité de notre société à devenir antifragile face à l’addiction.
Et cela est bien dommage, puisque la lutte contre les addictions tient en réalité moins dans la sobriété à tout prix, que dans la capacité de la société à créer des conditions favorables pour que les humains puissent se connecter les uns aux autres.
Comme si finalement, la capacité d’être ensemble et de faire société était le plus puissant antidote contre l’addiction, rendant inoffensive même la plus dangereuse des substances.
Pour s’en convaincre (ou nous démontrer une fois encore que nous avons finalement beaucoup en commun avec les rats), il suffit d’étudier le comportement des soldats américains à leur retour de la Guerre du Vietnam.
Beaucoup avaient en effet pris l’habitude de consommer régulièrement de l’héroïne sur place, d’abord parce qu’elle y était facilement accessible, et aussi parce qu’ils avaient vu dans l’opium un compagnon salutaire dans leur désespoir. Qui sommes-nous pour leur jeter la pierre ? On peut facilement imaginer que toute forme d’évasion était bienvenue dans un quotidien souvent épouvantable, et dans une guerre à laquelle beaucoup étaient de plus opposés.
Que s’est il passé à leur retour ? L’Amérique a t’elle dû envoyer son armée par milliers en cure de désintox ?
Que nenni.
L’immense majorité des soldats ont retrouvé leur famille, leurs amis, leurs amours, leurs enfants… leurs propres “rat parks” en somme !
Plutôt que de s’acharner à réprimer ses addicts ou à mener la guerre à des substances, notre société devrait probablement plutôt commencer par chercher à se soigner elle-même, en prenant garde à ne pas se tromper de coupable.
En effet, au procès des addictions, le banc des accusés a probablement plus à voir avec nos maux contemporains : de l’individualisme galopant aux technologies qui isolent, en passant par tout ce que le capitalisme a pu inventer pour glamoriser la distinction et in fine une certaine forme de distanciation vis à vis de l’autre.
Alors oui, il y a urgence, mais je crains que l’addiction soit moins la cause racine du problème qu’une simple conséquence des maux de notre société.
J’ose le dire : ce ne sont pas ces drogues qui tue, c’est la solitude que nous laissons advenir.
Vous êtes de plus en plus nombreux à nous lire ici : MERCI ! N’hésitez pas à nous écrire, nous lisons et répondons à tous les mails ! Pour les nouveaux, vous pouvez retrouver les épisodes précédents ici : on a hâte de vous lire !
Bonjour,
Bravo pour cet article et l'angle pris pour parler de ce sujet. Hyper interessant. Sur le sujet de l'addiction, il y a des excellents épisodes sur le podcast Huberman Lab qui expliquent les mécanismes physiologiques, physiques, chimiques déclenchés par les substances qui vont de la nicotine à la cocaïne, en passant par la caféine et les champis.
Très intéressant et instructif !