J'ai peur de perdre le contrôle
“J’ai peur de perdre le contrôle”.
En plusieurs années d'intérêt quasi militant pour les psychédéliques, je crois qu’il s’agit de la remarque que j’ai le plus souvent entendue.
Je trouve cette réflexion fascinante, d’abord parce qu’elle dit en creux beaucoup de notre époque.
“Puissé-je avoir la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer les choses qui peuvent l’être et la sagesse d’en connaître la différence.” (Marc Aurèle)
Au risque de décevoir Marc Aurèle (qui ma foi avait déjà tout compris il y a 21 siècles), ses disciples concrets sont bien rares deux millénaires plus tard.
Pardonnez la question réthorique et un poil tarte à la crème : mais quelle place reste t-il pour le lâcher prise dans nos existences millimétrées, “to do list-isées”, où le pro comme le perso ont des “plans à 10 ans” ?
Je vous le donne en mille, avec une allitération en “contrôle” qui suffirait à elle seule à répondre à la question :
Contrôle de notre image, à grands coups de filtres et bien au delà, dans une existence quasi diffusée en direct qui interdit par définition le relâchement et l’imprévu (il ne faudrait pas prendre le risque de rater une photo). Il suffit de s’adonner à une rapide étude de nos comptes Instagram (le mien n’y fait pas exception) pour le constater : partout se déclinent à l’infini les mêmes voyages, les mêmes lieux, les mêmes poses. Plus de mauvais profils, peu de chemins de traverse et de moins en moins de sourires qui ne soient pas juste fabriqués “for the gram”. Même le voyage, autrefois tant synonyme d’inattendu, a perdu ses notes d’aventure.
Jugez vous même : à quand remonte votre dernier vrai étonnement en voyage ? N’avez vous pas souvent une impression de “déjà vu” face aux monuments d’une ville nouvelle ? Qui n’a jamais eu l’impression d’avoir déjà visité New York ou le Taj Mahal via les storys de ses amis ?
Contrôle de nos existences, que nous prenons plaisir à “to do lister” et chronométrer minutieusement au nom d’un idéal de productivisme. Cela ne nous rend pas forcément plus heureux mais diable que nous sommes efficaces.
Contrôle de la nature, enserrée de béton, engrillagée d’acier, endiguée entre barrages et digues. Contrôle donc, et ce à la terre comme au ciel, comme le promet à présent l’aérospatial.
Contrôle de notre santé, puisqu’il faudra toujours chercher à tout soigner et vivre à tout prix. Démonstration ultime de l’Homme qui s’arrache à l’animal, nous cherchons par tous les moyens à contrôler notre santé et par extension notre vie, repoussant les limites de la mort et nous rêvant immortels.
Contrôle de notre corps, du contrôle des calories à la tempête d’informations partagées à la minute par nos montres connectées en passant par des crèmes qui nous crient de repousser les signes (pourtant naturels) du vieillissement de nos visages.
Dans ce contexte, l’expérience psychédélique est plus qu’un pas de côté : c’est une invitation au renversement, à abandonner les illusions de toute puissance qui nous bercent inconsciemment depuis longtemps.
Les psychédéliques ont ceci de déstabilisant qu’ils demandent à “l’homo controlibus” que nous sommes d’accepter de danser avec l’inconnu et de ré-inviter dans nos existences une part d’aléatoire.
Et, car cela est probablement plus important encore, ils nous invitent à abandonner un temps le contrôle comme valeur sanctifiée, synonyme de réussite, de domination ou encore de maitrise, pour s’agenouiller devant un nouvel idéal : “le lâcher prise”.
Les psychédéliques impliquent d’embrasser (au sens anglo-saxon du terme, mais je laisse votre imagination faire le reste) un futur qui n’est pas prévisible, en faisant avec soi même le pacte de se laisser porter en s’abandonnant au voyage, quel que soit son tracé ou sa destination.
Mais, me direz vous, comment toutefois ne pas être effrayé ? Et que faire si puisque je ne peux pas choisir, le voyage m’emmène vers des contrées effrayantes ?
Tout d’abord, il convient de rappeler qu’une prise de psychédéliques n’est pas une activité anodine, qui implique comme l’avait écrit ici mon acolyte dans un épisode précédent le respect d’un cadre approprié (le fameux “set and setting” pour les connaisseurs).
Comprendre : nous ne pouvons rien pour vous si vous décidez de consommer de la psilocybine dans un bar bondé, avec de l’alcool et en compagnie de votre ex toxique.
Notons toutefois que les entrées aux urgences suite à une consommation de psychédéliques demeurent très faibles, permettant de déduire un caractère d’autant moins dangereux que leur consommation est principalement underground (c’est à dire sans contrôle fiable de la marchandise et sans développement d’une culture d’éducation aux usages qui pourrait vraisemblablement encore davantage réduire les risques).
Bien entendu, loin de nous l’intention d’inciter à la consommation. Nous estimons toutefois que dans la mesure où la consommation de psilocybine est déjà “de facto” un phénomène, il est préférable de fournir aux utilisateurs qui choisissent, indépendamment des risques et du cadre légal, de vivre ces expériences de le faire en étant pleinement informés.
Mais revenons à notre cheminement initial. Un bon “set and setting” joue donc énormément sur la sécurisation de l’expérience, et devrait vous permettre d’avoir une attitude plus apaisée face aux imprévus du voyage.
Ensuite, il convient de rappeler qu’une expérience psychédélique telle que nous la concevons n’est pas récréative : si elle l’est, ce sera davantage par accident. Les visées de ces expériences sont pour nous avant tout thérapeutiques, spirituelles (selon une définition très libre et ouverte de ce terme) ou en tout cas un “voyage vers soi”, pour se connaître davantage.
L’expérience, si elle est toujours significative et signifiante - c’est à dire dont on se souvient et qui “fait sens” - n’est donc pas nécessairement plaisante. J’entends par là que la psilocybine peut nous amener à interroger des relations inadéquates, à nous forcer à voir sous un tapis plein de poussière ou encore à revivre un souvenir enfoui.
J’ai notamment été amenée à revivre récemment lors d’une session un scène de ma jeune vie d’adulte, un tristement banal épisode où un groupe d’individu s’était montré très dénigrant à mon égard. Si j’avais totalement oublié cette histoire (était ce par trauma ? Je ne le saurai jamais, n’étant pas psy), la contempler à nouveau m’a permis de travailler sur la notion “d’amour de soi” et de détachement du jugement d’autrui. En effet, le fait que quelqu’un ne nous ait pas aimé (ou nous ait dénigré) à un instant t ne saurait conditionner notre qualité intrinsèque, et surtout affecter le regard que nous portons sur nous même ou notre capacité future à précisément être aimé.e. En réalité, le comportement de celui qui dénigre ou méprise dit plus de choses sur lui même que sur celle ou celui qui reçoit l’opprobre.
On dit souvent, et je suis empiriquement d’accord, que notre cerveau est suffisamment habile pour nous confronter seulement à des éléments que nous pouvons présentement affronter (comprendre : de nouveaux traumas ne vont pas se créer sur d’autres plus anciens via ces expériences).
Je souscris plutôt à cette approche, dont je reconnais toutefois volontiers le caractère quelque peu performatif dans la mesure où il invite ni plus ni moins à “trust the process et tout ira bien”.
C’est vrai, la prise de psychédélique a parfois un côté “serpent qui se mord la queue”, dans la mesure où “plus l’on est convaincu que cela ira, mieux l’expérience se passe”.
Un élément rassurant peut être de comprendre que ce que l’expérience psychédélique nous montre et nous fait ressentir n’est pas extérieur à nous, dans la mesure où ce n’est qu’un fragment de nous, de notre inconscient.
Ce que vous verrez ou ressentirez durant le voyage ne sera aucunement les extraits d’une réalité monstrueuse ou d’un film d’horreur qui n’aurait rien à voir avec vous.
Il faut comprendre que ces voyages sont faits d’une matière première probablement assez similaire à celle de nos rêves, avec pour les stades plus avancés de conscience modifiée des états qui sont très proches des transes constatées chez des méditateurs aguerris, les yogis ou encore les religieux et qui touchent probablement à ce que les disciples de Carl Jung appellent “l’inconscient collectif”.
Cet état, où l’ego se dissout complètement (où nous dépassons notre enveloppe corporelle, mais aussi où nous perdons le “moi” et le “je” comme unité de référence de notre appréhension du monde) pour laisser place à la conviction extraordinaire d’appartenir à un “tout collectif” ne sera toutefois pas la forme que prendront vos premiers voyages. Ce type d’expériences s'obtient uniquement avec des doses très élevées, ou via une pratique assidue des techniques et des arts permettant de modifier la conscience humaine (méditation, yoga, danse intuitive, pratiques spirituelles…).
Ceci devrait d’ailleurs en rassurer plus d’un : une expérience sous psilocybine n’a rien de différent de celle que vivra “sobre” un méditateur expérimenté. Une amie me disait d’ailleurs récemment que la pratique d’une heure de méditation quotidienne lui permettait d’atteindre des états de conscience similaires, voire supérieurs à ceux qu’elle avait expérimenté via des psychédéliques.
Je me rappelle également avec amusement de la réaction d’une religieuse Suisse qui avait pris part à une étude clinique sur la psilocybine. La Soeur affirmait en souriant que l’expérience n’avait rien de nouveau pour elle puisque le “lieu” qu’elle avait visité était le même que celui que son esprit empruntait durant la prière.
Mais alors, me direz vous, pourquoi prendre des psychédéliques, s’il suffit de faire du yoga ?
Considérez les comme une voie, une option parmi tant d’autres pour explorer des états de conscience modifiée.
Il s’agit probablement, et c’est là un point de vue purement personnel, d’un “hack” qui a le mérite d’être accessible au plus grand nombre, sans requérir des années de discipline ou de pratique.
En effet, il faudra de longues heures de pratique au méditateur débutant pour espérer attendre les états de conscience modifiée dont nous parlons ici.
Cette approche par les psychédéliques a donc ceci de “démocratique” (j’ose !) qu’elle permet une entrée rapide vers ces mondes nouveaux.
Ils sont selon ma conception une introduction intéressante pour toucher du doigt ces états de conscience, pour y revenir par exemple par la suite via d’autres voies plus “désintermédiées”. J’ai notamment été très impressionnée récemment par la danse intuitive, qui m’a permis de visiter avec pour seule aide un verre d’eau et des carillons tibétains des univers bien connus sous psychédélique.
En guise de dernier commentaire, j’aimerais partager avec vous une ultime remaque. J’ai en effet constaté que beaucoup des peurs de perte de contrôle qui remontaient à mes oreilles avaient à voir avec le parcours occidental classique d’initiation aux drogues* : j’entends par là l’alcool et le duo weed/shit.
*terme que je goûte d’ailleurs assez peu tant il ne veut rien dire, rassemblant des substances qui n’ont absolument rien à voir les unes avec les autres.
Ces substances, contrairement à la psilocybine, sont des sédatifs psychiques, qui viennent “réduire la conscience” et qui rentrent dans le cas de l’alcool dans la catégorie des “dépresseurs” (oui, oui, “l’alcool mauvais”, ce n’est pas un mythe, c’est juste une réalité chimique).
Plus prosaïquement, les effets ressentis lors d’une expérience psychédélique réussie, avec un bon contexte, n’ont rien à voir avec les effets ressentis lorsque l’on se “met une taule” :
Pas de pertes de souvenirs
Pas de comportements absurdes, que vous pourriez regretter
Pas de mots qui n’ont pas de sens
Et surtout, pas de sentiment de torpeur, de cerveau ralenti ou encore de perte d’équilibre… Il est même possible de faire des randonnées sous LSD : je vous laisse imaginer ce que cela donnerait avec une bouteille de vodka par personne…
Bonus : pas de redescente ou de gueule de bois !
Je me rappelle encore avec effroi de gueules de bois (et ce particulièrement post 30 ans, les vrais (les vieux ?) savent) ou encore de “bad trips” à la weed à Amsterdam, en plein épisode paranoïaque dans un restaurant où même le bruit des chaises qui bougeaient autour de moi était une agression terrible.
Je n’ai jamais vécu pareille expérience avec de la psilocybine. Il m’est évidemment arrivé de voir ré-émerger des souvenirs difficiles enfouis durant des sessions, mais l’expérience n’a jamais été vaine ou inutile. Il y avait toujours un apprentissage, une leçon, une “raison” derrière la résurgence de l’épisode douloureux.
Je ne peux donc que regretter que la majorité d’entre nous ne fasse l’expérience des états de conscience modifiés qu’au travers de ce que je considère être probablement les pires produits (ou les moins fiables) pour y accéder.
Mais, wait, eux, en tout cas l’alcool, sont légaux… Mais ça, on en a déjà parlé dans le premier épisode de Salve !
Merci à vous pour la lecture : vous êtes de plus en plus nombreux ici ! Cela nous donne une énergie folle pour faire courir nos doigts sur les touches de nos ordis : n’hésitez pas à partager Salve autour de vous ou à nous écrire en répondant à ce mail, nous lisons tous vos messages !